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L’avenir…
Amos avait bien mérité une longue période de repos à Berrion, même si le monde n’avait pas encore retrouvé son équilibre.
Le dragon de Ramusberget, le frère de Maelström, rôdait toujours dans le nord du royaume d’Harald aux Dents bleues. La bête, de plus en plus affamée, lorgnait depuis peu du côté des villages de la côte. Porteur de la malédiction du trésor du duc Augure de VerBouc, l’Ancien semait sur son passage la rage chez les bêtes sauvages des forêts environnantes. Des rumeurs avaient recommencé à circuler au sujet de ses allées et venues sur les terres glacées, et les Vikings se tenaient sur leur garde.
Gungnir, la lance d’Odin, espérait le jour de sa révélation aux peuples du Nord, puisqu’elle avait déjà si patiemment attendu sous la garde de la famille Bromanson. Béorf n’avait encore rien fait pour unir les peuples vikings, mais il agirait bientôt. Il était temps pour te jeune béorite de se tailler une place dans l’histoire de son peuple.
Karmakas, le sorcier nagas qu’avait repêché Lolya lors de sa chute vers les Enfers, avait miraculeusement survécu à l’attaque de Maelström. Sous son apparence de golem, il marchait péniblement vers Bhogavati, la capitale des hommes-serpents, en ruminant sa vengeance. Son nouveau corps, quasi indestructible, allait lui être utile pour la suite des événements. En lui, la force des éléments, enrichie de ses pouvoirs de sorcier, lui procurerait un indiscutable avantage sur ses ennemis.
Les moines adorateurs de Baal, établis à l’abbaye de Portbo, sur l’île d’Izanbred, scrutaient les étoiles, y cherchant des signes de l’arrivée de la dague sacrée et de sa porteuse. Les assassins, qui avaient attenté à la vie de Junos, croupissaient dans ses prisons sans se douter le moins du monde que Lolya, celle qu’ils recherchaient, se promenait tous les jours à proximité de leur geôle.
Dans les Enfers, les troupes du Valhalla avaient taillé une brèche immense entre le Styx et la cité infernale, si bien que la structure même des neuf niveaux menaçait de s’effondrer à tout moment. Les vagues du Styx inondaient à présent le territoire de Cerbère qui, lui, s’était vu contraint de se réfugier dans les marais de la colère. Tous les prisonniers s’étaient échappés des murs du Tartare et les Érinyes ne savaient plus où donner de la tête. Les cataclysmes du huitième niveau des Enfers se répandaient maintenant aux étages supérieurs, si bien que le désert de glace fondait à vue d’œil. Le palais d’Orobas n’était plus qu’une large flaque d’eau. Baal avait eu droit à quelques tempêtes de neige, tandis qu’un raz-de-marée s’était chargé de déraciner la plupart des arbres de la forêt d’épines. Les armées de démons étaient en déroute et plus personne ne contrôlait quoi que ce soit.
Quant aux Phlégéthoniens, ils priaient leur nouveau Phénix sans se préoccuper véritablement de ces bouleversements. De son côté, Yaune-le-Purificateur regardait tous les soirs, du pont de l’Archéron, les splendeurs du monde des vivants défiler. Dans son cœur, l’ancien chevalier savait qu’il reverrait un jour les paysages qu’il avait tant aimés.
Barthélémy, lui, était obnubilé par la beauté de Zaria-Zarenitsa, elle-même contrôlée par Seth. Il préparait une grande croisade pour libérer le monde de toutes les créatures maléfiques. Le seigneur de Bratel-la-Grande désirait s’emparer du titre de grand chevalier afin d’unir les quinze royaumes ; pour cela, il avait tenté d’éliminer son principal rival, le seigneur Junos de Berrion. Tous deux allaient bientôt se retrouver à la réunion annuelle des seigneurs qui, cette année, aurait lieu à Tom-sur-Mer. C’était justement en prévision de cette rencontre que Barthélémy avait ordonné aux scribes de la grande bibliothèque de Bratel-la-Grande d’entreprendre des recherches sur la toison d’or. Selon la légende, celui qui portait la précieuse toison sur ses épaules ne subirait aucune défaite et, par conséquent, ses armées, portées par la grâce divine, seraient toujours victorieuses sur les champs de bataille. Il était donc impératif pour le seigneur de posséder ce pelage magique, afin de mener à bien ses plans de croisade. Cependant, la toison d’or demeurait introuvable et aucun livre ou parchemin ne semblait indiquer l’endroit où elle était cachée.
— Je suis découragé, se plaignit le moine obèse qui, dans les caves du château de Bratel-la-Grande, fouillait encore et encore toute la documentation de la bibliothèque.
— Tu n’as pas retrouvé non plus le livre que nous avons égaré ? demanda son assistant.
— Non ! Voilà un autre mystère ! Pourtant, je suis tout à fait sûr de l’avoir laissé là, sur la table. Je ne comprends pas comment il a pu disparaître !
Le livre qu’ils cherchaient était celui que Sartigan avait subtilisé lors de son passage dans le donjon. Les deux moines ne pouvaient pas savoir qu’ils avaient été victimes d’un vol.
— Je ne sais plus quoi faire, s’inquiéta le pauvre bougre. Si nous ne trouvons pas bientôt comment calmer l’impatience de Barthélémy, j’ai bien peur que nous finissions dans une oubliette humide.
— Tu penses vraiment qu’il en serait capable ? demanda nerveusement l’autre.
— Si je le pense ? J’en suis même persuadé ! Lors de sa dernière visite ici, j’ai vu dans ses yeux le feu qui brûlait son âme ! Plus les jours passent, plus il est irritable. Ce n’est sûrement pas pour rien qu’il fait autant pression sur nous !
— Mais la toison d’or n’est qu’une légende ! soupira le jeune moine, exaspéré. Elle n’existe même pas, nos recherches le démontrent chaque jour !
— Tu lui diras ça, à lui, s’énerva l’obèse, pas à moi !
— Comment peut-on réellement trouver une chose qui n’existe que dans les contes ? Il n’y a pas de pistes, pas d’indices, rien qui puisse nous donner la moindre idée de l’endroit où elle se trouve.
— Et puis, regarde ce parchemin ! Ce n’est pas avec une phrase du genre « musiquE Allègre et Fanon Du chaGrin » qu’on réussira à avancer ! En plus, il n’y a aucun respect des majuscules et des minuscules là-dedans !
— Je peux voir ce document ?
— Si tu veux. Mais je l’ai déjà examiné cent fois ! C’est le bout de parchemin qui était dans le livre que j’ai égaré…
Le jeune moine analysa minutieusement la phrase : musiquE Allègre et Fanon Du chaGrin.
Effectivement, ça semblait ne rien vouloir dire.
— Selon toi, pourquoi les lettres majuscules sont-elles disposées ainsi ? demanda-t-il à son supérieur. Ça n’a aucun sens…
— Aucune idée ! J’avais pensé tout d’abord à un code secret, alors je me suis amusé à changer les lettres de place pour créer des nouveaux mots. Comme je n’ai rien trouvé d’intéressant, j’ai décidé de me concentrer sur les majuscules ! Maintenant, après deux jours complets de travail là-dessus, j’abandonne…
— Hum ! fit le jeune en réfléchissant. Connais-tu un peu la musique ?
— Pas le moins du monde ! Un jour, j’ai voulu me joindre à la grande chorale du monastère, mais je me suis fait remercier après dix minutes de répétition. Je n’ai pas du tout l’oreille musicale, si tu savais…
— Voilà pourquoi tu n’as rien trouvé…
— Explique-moi vite, parce que j’en ai assez des devinettes !
— Je suis un peu musicien, je joue de la flûte à temps perdu, expliqua le jeune moine. À mon avis, « E », « A », « F », « D » et « G » ne sont pas des lettres, mais des notes de musique ! En réalité, cette phrase cacherait une partition…
— De la musique ?
— Oui, j’en suis presque certain ! Il y a différentes façons d’écrire la musique. Celle-ci est un ancien code qui n’est presque plus utilisé. « E » est la note mi, « A » équivaut à la, « F » à fa, « D » à ré et « G » à sol. Attends, je vais chercher ma flûte !
Le jeune moine courut à toutes jambes jusqu’au monastère situé à quelques rues du château de Barthélémy. Une fois dans sa cellule, il prit sa flûte et revint aussitôt dans la cave du donjon.
— Voilà ! s’exclama-t-il, essoufflé. Essayons pour voir !
— Crois-tu vraiment qu’il va se passer quelque chose ? demanda l’obèse, sceptique. Je pense que tu dérailles. Tu travailles trop.
Le flûtiste joua les cinq notes. Comme l’avait prévu son acolyte, il ne se passa rien. Entêté, le jeune religieux essaya de nouveau, mais les sons aigrelets ne provoquèrent que les rires du gros moine.
— Tu vois bien ! fit ce dernier en rigolant de plus belle. Ta petite musique est inutile et nous perdons notre temps dans cette cave.
— Je suis pourtant certain qu’il s’agit de notes de musique. Peut-être que la mélodie doit être jouée sur un instrument en particulier ?
— Ta, ta, ta ! Tu fais fausse route, c’est moi qui te le dis ! De toute évidence, il ne s’agit pas d’un code musical.
— Fanon du chagrin, s’acharna le jeune homme en se grattant la tête. J’ai déjà vu ce mot quelque part ! Hummm… OUI ! JE SAIS ! ATTENDS !
Après avoir fouillé dans une pile de livres placée dans un coin de la pièce, il se releva avec un vieux bouquin traitant des us et coutumes des Faunes.
— Mais qu’est-ce que tu fabriques encore ? s’impatienta l’autre. Laisse tomber ton hypothèse, je te dis !
— Mais tais-toi donc ! J’ai une piste… Je sais ce que je fais !
— En tant que supérieur hiérarchique, je t’ordonne immédiatement de…
— Regarde, c’est dans ce livre ! Ici, il est clairement écrit que les faunes appellent la flûte de leur roi « le Fanon du chagrin ». Je le savais ! Il faut jouer la mélodie avec l’instrument du roi et…
— Tout à fait stupide ! tonna l’obèse. Tu divagues complètement…
Au moment même, la porte s’ouvrit brusquement et Barthélémy entra dans la pièce.
— Que se passe-t-il ici ? demanda gravement le seigneur. Vous devriez chercher dans vos livres au lieu de perdre votre temps à vous quereller !
— Mais… mais… vous vous méprenez ! lança le gros moine, devenu soudain très nerveux. Nous sommes seulement en désaccord sur…
— Ferme-la ! ordonna le seigneur qui ne voulait rien entendre. J’ai surpris quelques mots de votre discussion et je crois que ce jeune homme est effectivement sur une piste intéressante.
— Je vous remercie, seigneur Barthélémy, fit le novice en inclinant la tête. Si vous permettez, je vous explique ma théorie…
— Je t’écoute…
— Nous avons découvert cette phrase : musiquE Allègre et Fanon Du chaGrin ; je crois qu’il s’agit d’un code musical qui doit être joué allegro sur la flûte du roi des faunes.
— Cette mélodie nous mènera-t-elle à la toison d’or ? demanda le seigneur, captivé par cette explication.
— Pour être franc, je l’ignore encore. En tout cas, je pense qu’il s’agirait d’un premier pas dans la bonne direction, même si je ne peux pas vous garantir sa découverte de sitôt ! Je commence à peine à trouver des pistes…
— Et toi ? lança le seigneur au gros moine. Qu’as-tu trouvé à part les cuisines du donjon ?
— En vérité, je… je… que… ici, j’ai quelques…, balbutia le mastodonte. Si vous permettez, repassez plus tard… Je suis certain que…
Le seigneur dégaina subitement son épée et fit voler dans les airs la tête du moine. Le corps de l’obèse tomba lourdement sur le sol en emportant dans sa chute un secrétaire et deux petites bibliothèques. La tête, rebondissant à quelques reprises, s’arrêta sur le seuil de la cave.
— Je déteste les lâches et les menteurs, fit Barthélémy en rangeant l’arme dans son fourreau. Détends-toi, j’enverrai quelqu’un pour nettoyer ! Bon, et où se trouve-t-il, ce fameux roi des faunes, que je lui emprunte sa flûte ?
— Je ne… je… je ne sais pas, bafouilla le jeune moine, choqué. Je dois faire des recherches, mais… mais il est dit dans ce livre que les faunes vivent quelque part sur les hauts plateaux du Sud… au-delà de la mer centrale…
— Tu as trois jours pour trouver où ils se cachent ! ordonna le seigneur. D’ici là, mes hommes se tiendront prêts à entreprendre le voyage jusqu’au bout du monde s’il le faut ! Prépare tes affaires, car tu seras de l’aventure. Nous aurons besoin de toi pour nous guider…
— Bien, mon seigneur, s’inclina le moine. Je prendrai quelques livres de référence avec moi.
— Tu apporteras tout ce que tu jugeras nécessaire pour l’accomplissement de notre mission ! Je ne reviendrai pas à Bratel-la-Grande sans avoir revêtu la toison d’or…
— Très bien, je serai prêt.
— Au fait, comment t’appelles-tu, jeune homme ?
— Zacharia, mais mes amis m’appellent Zack…
— Alors, je t’appellerai Zack moi aussi, déclara le seigneur en ricanant, car tu n’auras pas d’autres amis que moi tout au long de cette quête ! Ne me déçois pas, Zack. Tu as vu ce qui arrive aux paresseux et aux menteurs ? Je ne voudrais pas être obligé de souiller la lame de mon épée de ton sang…
Barthélémy sortit de la pièce en bottant la tête du gros moine jusque dans le couloir. Toujours sous le choc, Zacharia tomba à genoux et vomit son déjeuner. Puis il sortit prendre l’air et, le cœur serré, souhaita ardemment que ce voyage à venir ne soit pas le dernier.
FIN